Crash!, J. G. Ballard

Crash JG Ballard

RESUME:

Lorsque paraît Crash !, l’accident de la route est devenu une tragédie vulgarisée, une fatalité familière. Crash !sera le roman de ce temps parce que le nouveau règne de la pornographie contient aussi la vérité de son époque ; il fallait une littérature, que l’on pourrait paradoxalement qualifier de « visionnaire du présent », pour en dévoiler la nature.

Le libertinage du narrateur, Ballard, et de son épouse, Catherine, est la conséquence d’une volonté d’épuiser les plaisirs promis par le monde moderne et sa technologie. L’horizon mortifère qu’elle offre devient une nouvelle frontière du sexe.

 

MON AVIS:

Après L’île de béton et I.G.H., voici la dernière étape de la fameuse Trilogie de béton de Ballard (à laquelle je ne peux m’empêcher de vouloir associer Sauvagerie qui, décidément, a bien des affinités avec les thématiques de ces trois livres). Autant le dire tout de suite, c’est le livre le plus dérangeant et le plus difficile du lot. Je suis encore en train de le décanter, acte qui a quand même été facilité par la vision du film qui en a été tiré (et dont je reparle tout de suite après).

Je risque de me faire fustiger en disant ça, mais le plus intéressant dans Crash!, c’est la préface, écrite par l’auteur himself. En quelques pages, il offre une lecture très éclairante de ce qui deviendra sa trilogie mais aussi de la littérature en général. Il y fait une analyse froide et lucide de la société contemporaine, toujours autant valable qu’en 1974. Je ne peux m’empêcher de vous citer quelques passages, comme celui dans lequel Ballard parle de sa vision de la SF:

« Instruire des charmes incertains de l’existence dans ce glauque paradis devient de plus en plus le rôle de la science-fiction. Je crois fermement que la SF, loin d’être un rejeton mineur de la littérature contemporaine, en constitue la branche maîtresse. […] Aucun genre ne semble plus à même d’explorer cet immense continent du possible que la science-fiction. Nulle autre forme de fiction ne possède le répertoire d’images et d’idées aptes à traiter du présent, et à plus forte raison de l’avenir. Le trait dominant du roman moderne est son sens de l’isolement de l’individu; son mode, celui de l’introspection. L’aliénation des consciences apparaît comme la marque distinctive de l’esprit du XXesiècle. » (pp. 10-11)

Cette déclaration nous oblige en quelque sorte à classer d’office Crash! dans la SF. Mais rien, si ce n’est les intentions de l’auteur, ne rattache le livre à ce genre. Serait-ce là un bon exemple de transfiction?

Ballard cependant justifie le fond de son livre et adopte une position littéraire des plus surprenantes: « Je veux voir avant tout dans ce livre le premier roman pornographique fondé sur la technologie. En un sens, la pornographie est la forme romanesque la plus intéressante politiquement, montrant comment nous nous manipulons et exploitons les uns et les autres de la manière la plus impitoyable. » (p. 14). Cette position n’est pas sans intérêt, et il est vrai que Crash! se fait bien le reflet de ce que l’auteur dit.

Cependant, je trouve un passage de cette (superbe donc) introduction encore plus éclairant pour comprendre l’histoire qui la suivra: « Nos existences sont réglées sur les leitmotivs jumeaux de ce siècle: le sexe et la paranoïa. […] Cet abandon du sentiment et de l’émotion a préparé la voie à nos plus doux, à nos plus réels plaisirs: l’émoi de la souffrance et des mutilations, la vision du sexe comme l’arène idéale – semblable à une culture de pus stérile – où déployer les véroniques de nos perversions, le jeu de nos névroses mené en toute quiétude et surtout nos capacités apparemment illimitées d’abstraction. » (pp. 9-10). Eh bien, nous voilà armés pour entamer la lecture de Crash!.

Venons-en au livre en lui-même donc… Difficile d’en parler. Pourquoi? Parce que je me sens schizophrène sur ce coup-là. Intellectuellement, le livre m’a impressionnée. Sa dénonciation de la déshumanisation de la société à travers la mise en avant de sa sexualisation à l’excès est très interpellante et subtilement menée. On ne peut qu’admirer la manière dont l’auteur arrive à créer une distance avec son récit tout en perturbant le lecteur qui n’arrive plus à faire la différence entre l’auteur et le personnage de Ballard. Le mélange de fiction et de réalité nous oblige à nous demander si les fantasmes décrits sont ceux de l’auteur, s’ils sont plausibles et donc partageables, s’ils sont réels ou pas. Tout cela nous amène a réfléchir en profondeur aux scènes dérangeantes qui nous sont présentées au lieu d’en faire abstraction en passant à autre chose. C’est d’une efficacité redoutable.

Cependant, Crash! reste un roman et non un essai, et en tant que tel, je n’ai pas éprouvé autant de plaisir à le lire que j’ai pu en avoir en découvrant I.G.H. Crash! est constitué avant tout d’un ensemble de descriptions sexuelles presque totalement dénuées d’érotisme, l’auteur jouant sur la froideur de la technologie associée à la sexualité de ses personnages (ou alors c’est juste moi, mais je dois dire que, pour des raisons très personnelles liées à mon précédent travail, je suis allergique à la mécanique des voitures et suis donc incapable de percevoir le caractère érotique de la chose). Mais plus encore, la narration elle-même oscille constamment entre l’effleurement d’un érotisme attendu mais jamais atteint et l’abondance de détails qui mènent facilement à l’écœurement (je dois dire avoir lu certains passages en diagonale, ayant des problèmes à supporter la descriptions de certains liquides, notamment provenant d’un estomac humain…). Ce mélange primordial d’éros et de thanatos est vite assommant. C’est qu’on comprend où l’auteur veut en venir, mais celui-ci ne semble pas se lasser de décrire abondamment les états mécaniquement sexuels de ses personnages. Et si on n’adhère pas au fantasme, difficile de tenir tout au long des 350 pages…

Mais plus encore que le côté pornographique qui perd de son sel si on ne partage pas le fantasme du narrateur, ce qui a diminué mon plaisir à la lecture de ce livre, c’est de ne pas retrouver une vision sociétale globale aussi intéressante que celle d’I.G.H. J’ai certainement tort de comparer les deux livres, mais je ne peux m’empêcher de penser à l’impression qu’a pu me faire IG.H. Ce dernier m’a trotté dans la tête des jours après sa lecture. J’ai ressenti avec ce livre le fameux vertige que la science-fiction peut provoquer en confrontant ses lecteurs à des idées aussi incroyables que pertinentes. Crash! ne m’a pas fait cet effet, alors que je m’attendais à recevoir une claque encore plus forte à la lecture de ce livre, que j’avais gardé « pour la fin » exprès par anticipation de cela.

Le propos du livre est donc intelligent, mais le malaise provoqué par la description des fantasmes chromés empêche de réellement adhérer au récit.

Au final, Crash! est certes marquant et très certainement important. C’est un livre à lire. Mais il ne restera pas mon préféré de la Trilogie de béton, rôle définitivement remporté par I.G.H. Il a cependant le mérite de bousculer les conventions et d’interpeler son lecteur, qui ressortira profondément dérangé et donc marqué de ce livre.

I.G.H., J. G. Ballard

IGH JG Ballard

RESUME:

 Immeubles de Grande Hauteur… c’est le nom que les architectes et les urbanistes ont donné à leurs constructions les plus ambitieuses et les plus inquiétantes. Plus que des résidences, les tours sont des mondes verticaux encastrés entre terre et ciel — autant dire nulle part. C’est là que s’élabore l’homme de demain. I.G.H. raconte la rapide dégradation de la qualité de la vie dans un immeuble de mille appartements répartis sur quarante étages. La population initialement homogène de ces logements coûteux ne tarde pas à se scinder en clans. Les querelles entre voisins dégénèrent en guerres tribales. Les aliénés installés là explorent peu à peu tout l’éventail de possibilités inédites que leur offre l’existence dans ces cellules capitonnées d’un nouveau genre, les civilisés retournent à la préhistoire et le récit, commencé dans le pétillement du champagne, s’achèvera dans le sang.

 

MON AVIS:

J’ai rencontré J. G. Ballard avec un court roman qui nous livrait une vision troublante de notre société et qui avait pourtant été écrit il y a plus d’un quart de siècle (Sauvagerie, paru précédemment sous le titre de Le massacre de Pangbourne). Il m’aura fallu attendre deux autres livres de l’auteur pour me retrouver de nouveau confrontée à cette lucidité perturbante qui m’avait tellement marquée dans Sauvagerie. Mais je vous laisse plutôt juger par vous-même (je sens que je vais beaucoup citer le livre dans ce billet)(j’ai noté plein de passages, le tout sera de ne pas tous les mettre!):

« Un nouveau type social allait naître dans la tour, une personnalité nouvelle, plus détachée, peu accessible à l’émotion, imperméable aux pressions psychologiques de la vie parcellaire, n’éprouvant pas un grand besoin d’intimité: une machine d’une espèce perfectionnée qui tournerait fort bien dans cette atmosphère neutre. L’habitant satisfait de ne rien faire sinon de rester assis dans son appartement trop coûteux, regarder la télévision avec le son baissé et attendre que le voisin fasse un faux pas. […] Leurs adversaires étaient des gens satisfaits de leur vie dans la tour, des représentants d’une nouvelle race qui ne voyait aucun inconvénient à vivre dans un paysage anonyme de béton et d’acier, qui ne cillaient pas devant l’invasion de leur vie privée par des officines gouvernementales et des organismes de classement de fiches et d’analyse de données – mieux: qui accueillaient peut-être favorablement ces manipulations invisibles, certains de pouvoir les utiliser à leurs propres fins. Ils étaient les premiers à maîtriser un nouveau mode d’existence du XXesiècle finissant. […] De bien des manières, la tour représentait l’achèvement de tous les efforts de la civilisation technologique pour rendre possible l’expression d’une psychopathologie vraiment « libérée ». » (pp. 43-44) (N.B.: c’est moi qui souligne)

Juste pour rappel, ce livre a été écrit en 1975. Ça laisse songeur, hein…

Ballard nous livre ici un véritable cauchemar urbain dont le personnage principal est un amas de béton, de verre et d’acier, un immeuble de 40 étages qui abrite 2000 appartements et qui permet à ses habitants de vivre en quasi autarcie (dans les limites du possibles s’entend). Cette véritable personnification de la tour fait de celle-ci une entité qui dévore les hommes en les isolant du vrai monde. Mais cette isolation, ils la recherchent. Car, après tout, ce « vrai monde » est là, dehors, à portée de main, personne ne les empêche de sortir et de s’échapper de la tour, juste eux-mêmes.

Mais que se passe-t-il exactement? Dans cet immeuble déjà hiérarchisé selon l’étage auquel on vit (les plus riches en haut, les moins bien lotis en bas… ça vous rappelle quelque chose?), un petit incident va faire déraper les choses, au point d’amener dans un univers que l’on pourrait presque qualifier de « surcivilisé » un nouvel état sauvage. Les éléments déclencheurs, somme toute « anodins », ne sont là que pour faire resurgir chez les habitants leurs instincts les plus primitifs et bas, aussi. Pour ce faire, Ballard utilise quelques notions sociologiques qui ont commencé à émerger dans la décennie précédente (Milgram mais pas que)(ça me rappelle mes études tout ça!):

« Wilder se rappelait le saisissement éprouvé, lorsqu’il avait passé sur son balcon, non à la vue du cadavre, mais à celle du public considérable qui s’étageait jusqu’au ciel. Quelqu’un s’était-il chargé d’appeler la police? Pour Wilder la chose était allée de soi, mais à présent il avait des doutes. Il lui semblait difficile d’admettre que cet homme maniéré et imbu de lui-même eût songé à se suicider. Or, personne ne se posait la moindre question; les gens acceptaient l’éventualité du meurtre de la même manière que les nageurs de la piscine acceptaient la présence des bouteilles de vin et des boîtes de bière qui roulaient sous leurs pieds lorsqu’ils arpentaient le sol carrelé. » (p. 68)

Ce n’est pas le seul exemple du genre. Ballard parsème son livre de réflexions sociologico-pessimistes malheureusement d’une actualité (et d’une réalité) effrayante. On se retrouve ainsi embarqués à la découverte d’une micro-société qui se désagrège à la vitesse grand V pour revenir vers un état bestial, d’une simplicité qui semble rassurante pour ces personnes qui vivaient sous le joug de la modernité…

« Ce qui intéressait surtout Royal était la manière exagérément brutale dont les habitants, de plus en plus, réagissaient au climat de la tour. Ils endommageaient délibérément les ascenseurs et les appareils de climatisation, créaient un appel de puissance excessif avec leur équipement électrique. Cette négligence à l’endroit de leur propre confort dénotait un phénomène de redistribution des priorités dans leur esprit – peut-être, aussi, l’apparition de ce nouvel ordre social et psychologique que guettait Royal. » (p. 94)

Le tout avec un humour corrosif, parfois même écœurant, qui fait souvent mouche sans pour autant faire rire (ou jaune alors):

« En dépit du lien de fidélité qui les unissait, et de l’affection que Wilder portait à l’animal, celui-ci ne tarderait pas à le quitter. Lorsqu’ils auraient atteint la terrasse, ils participeraient tous deux à un dîner pour fêter leur victoire; mais, songea Wilder avec une pointe d’humour noir, le caniche serait dans la marmite. » (p.194)

Et l’histoire d’avancer vers l’absurde presque et, en même temps, de nous faire craindre une résolution hâtive et décevante. Jusqu’à ce qu’on découvre le dernier paragraphe, magistral, qui colore tout le récit…

L’histoire reste après la lecture et elle nous travaille. En fait, je dirais même que son impact ne se fait réellement sentir qu’une fois le livre abandonné dans un coin, quand tout ce qu’on vient de lire tourne et retourne tout doucement dans notre tête.

Avant de finir, une petite note négative quand même. Bon, vous allez trouver que je suis embêtante à toujours revenir sur ce type de détails mais j’y tiens, parce que c’est symptomatique du genre à cette époque après tout… Encore une fois, et comme je le dis souvent pour Philip K. Dick, je n’aimerais pas être un personnage féminin chez Ballard. Entre les mères de familles imbéciles qui se dévoueront à leur progéniture et les femmes qui finissent toujours par être plus ou moins soumises, il y a peu de place pour un personnage féminin réellement intéressant et un tant soit peu élaboré. C’est quand même frustrant de sortir d’un livre qu’on a aimé en se disant : « Purée (mis pour un autre mot)(oui, je reste polie ici), on dirait qu’il se fout de ma gueule (ah, pardon, ça m’a échappé), les femmes n’ont pas le droit d’avoir un minimum d’intelligence et de jugeote ou quoi??? ». Zut, quoi, aussi, ras-le-bol à la fin!

Au final, I.G.H. est un livre « trash » mais d’une actualité incroyable, même si, encore une fois, il est un peu froid dans son traitement (en même temps, c’est aussi le sujet qui le demande)… Un classique parfois un peu dur à avaler mais d’une lucidité effroyable.

 

Publié pour la première fois le 21 mai 2010

De Profundis (précédé de La Ballade de la geôle de Reading), Oscar Wilde

De Profundis (précédé de La Ballade de la geôle de Reading) Oscar Wilde

RESUME:

« Pour nous, il n’est qu’une saison : la saison de la douleur. Le soleil et la lune mêmes semblent nous avoir été ravis. Dehors, le jour peut être d’azur ou d’or, mais la lumière qui filtre à travers la vitre obscurcie de la petite fenêtre aux barreaux de fer, sous laquelle nous nous asseyons, est grise et misérable. C’est toujours le crépuscule dans notre cellule, comme c’est toujours le crépuscule dans notre cœur. »

Condamné pour homosexualité, Wilde rédige De profundis dans la prison de Reading, et si cette longue lettre adressée à son jeune amant, lord Alfred Douglas, évoque leur passé commun, elle est aussi pour l’écrivain le moyen de se retrouver, comme s’il lui fallait retisser le tissu défait d’une existence à la fois futile et perdue. Un an plus tard, en 1898, il publie La Ballade de la geôle de Reading, poignant poème sur l’horreur de l’incarcération et sursaut de l’esprit contre l’injustice, mais également défense de l’art, en dépit de tout. C’est la dernière œuvre de Wilde.

 

MON AVIS:

Des années que je cherche ce livre. Des années que je consulte chaque semaine l’étagère de la lettre « W » de ma bouquinerie. Des années que j’embarque les autres Wilde présents sur celle-ci sans penser à les lire parce que c’est De Profundis que je veux. Et puis voilà, mardi matin, il y était. Dans une vieille édition du Livre de Poche avec une couverture affreuse (des fleurs derrière des barreaux sur fond noir). Affreuse et belle pourtant, je ne saurais dire pourquoi. En plus, cette édition propose une préface de Camus, L’artiste en prison, ainsi que La Ballade de la Geôle de Reading, poème lancinant. Ni une ni deux, je l’ai embarqué, j’ai lâché mes lectures du moment et j’ai grappillé chaque petit instant disponible pour dévorer ce livre tant attendu.

L’artiste en prison (préface d’Albert Camus)

Eh oui, j’ai lu une préface. Il faudra que je fasse attention, autrement ça va devenir une habitude. Celle-ci s’est révélée très intéressante mais un peu perturbante aussi. C’est que Camus ne semble pas avoir beaucoup de sympathie pour le Wilde d’avant l’emprisonnement. C’est à peine s’il ne le traite pas de frivole à l’écriture facile. Pour Camus, Wilde n’est devenu un réel créateur que par cette expérience racontée dans De Profundis et dans La Ballade de la Geôle de Reading, avant il n’était tout au plus qu’un simple amuseur. L’analyse de Camus est toutefois marquante et nous convainc de voir ces deux œuvres comme l’aboutissement de toute une carrière d’écrivain.

 

La Ballade de la Geôle de Reading

Ce long poème est parfois d’un beauté insoutenable, parfois d’un naïveté confondante. Mais au lieu de vous parler, je vous laisse avec sa fin, qui est aussi en quelque sorte son « refrain »:

Au bourg de Reading est un creux de honte,

Dedans la geôle de Reading,

Et tout au fond un pauvre diable gît,

Dévoré par des dents de flamme; il sombre

Dans le brûlant linceul roulé sur lui;

Aucun nom ne marque sa tombe.

Qu’il repose en silence jusqu’à l’heure

Où Christ les morts appellera;

En d’absurdes pleurs ne nous perdons pas,

Et nul besoin de soupirs qui se leurrent:

Cet homme, il a tué l’objet qu’il aima,

Et pour cela il faut qu’on meure.

Mais tous parmi nous, tuent ce qu’ils aiment,

– Donc à tous d’entendre: il y a

Des gens qui le font d’un mauvais regard,

D’autres avec des mots et des manières;

L’homme usera d’un baiser s’il est couard,

D’épée s’il a du caractère!

 

De Profundis

La voilà. La lettre que j’ai tant voulu lire. Je m’étais fait une idée complètement erronée de celle-ci, imaginant qu’il s’agissait d’une longue déclaration d’amour à un amant dont l’auteur avait été séparé par une injuste condamnation. C’est que si j’ai vu à sa sortie en DVD Wilde, je ne me souvenais guère du film, ni de la tragique histoire de l’auteur dont il parle. Du coup, j’avais innocemment imaginé que Wilde avait été injustement dénoncé par le père du jeune Bosie, et que tous deux avaient été séparés en plein « amour ». J’étais bien loin du compte. Et tant mieux en fait, parce que l’histoire que nous relate ici (involontairement, vu qu’elle ne s’adresse pas à nous) Wilde est bien plus riche que celle d’un amour interrompu. C’est celle d’un homme qui a été aveuglé par ses sentiments au point de se laisser manipuler, et qui se retrouve victime de sa faiblesse.

Cette longue lettre est perturbante à lire. Tout d’abord parce qu’elle ne s’adresse pas à nous, qu’elle relate des choses intimes que nous n’aurions pas forcément dû connaître. Je sais que c’est bête, mais j’ai toujours quelques scrupules à lire des lettres d’auteurs, c’est pour cela que je le fais rarement (et pourtant Un plaisir trop bref reste un de mes meilleurs souvenirs de Truman Capote et j’ai bien l’intention de m’acheter les deux recueils des correspondances de Rimbaud si j’arrive un jour à mettre la main dessus). Mais aussi parce que, malgré son degré d’intimité, on ne peut s’empêcher d’y voir une certaine « mise en scène » dans la manière dont Wilde écrit. C’est qu’il contient toujours certaines choses, comme si, de peur que cette lettre ne tombe en de mauvaises mains, il n’avait pas voulu se compromettre outre mesure. Ainsi, lorsqu’il parle de sa relation avec Bosie, c’est toujours en terme d’amitié, rarement d’amour et jamais de désir. C’en devient presque frustrant (ou alors c’est mon esprit voyeuriste qui prend le dessus…). En tout cas, en découvrant les mots que Wilde envoie à son ancien amant, on ne peut s’empêcher de sentir qu’ils ont été longtemps tournés et retournés dans son esprit, comme ces explications que l’on peut rêver d’avoir avec quelqu’un et qu’on prépare longuement, jusqu’à ce qu’on trouve LA bonne formulation, mais sans jamais oser faire sortir ces mots travaillés précieusement par après. J’ai lu quelque part que Wilde a eu la permission d’écrire cette lettre seulement au rythme d’une page par jour. Ça ne m’étonnerait pas que l’anecdote soit vraie, tellement on sent la précision, la tournure réfléchie, le ressentiment aussi (même s’il s’en défend) dans chaque phrase de cette lettre de plus de deux cents pages.

Je me demande si Bosie a vraiment lu cette missive jusqu’au bout, et s’il a répondu à celle-ci (aucune mention n’est faite d’une éventuelle réponse). Je le vois mal la terminer, surtout s’il est vraiment comme Oscar Wilde nous le dépeint. C’est que Wilde est loin d’être tendre avec lui. Il étale ici toute leur relation et, surtout, l’inconséquence de Bosie, sa vanité, sa soif d’argent et d’apparences, son peu de soucis de Wilde, son égocentrisme écœurant, ses crises de colères incompréhensibles et son oubli facile. C’est à se demander pourquoi Wilde est revenu aussi souvent près de lui. L’amour me direz-vous. Certes. Mais l’amour n’explique pas tout ici. Wilde est très franc dans ce qu’il écrit, il se remet beaucoup en question, mais pas une fois il ne pense à critiquer l’attitude de celui qui céda à tous les caprices du jeune amant, c’est-à-dire lui-même… Parce qu’il aurait pu refuser de ruiner sa famille pour les beaux yeux d’un jeune dandy. Il aurait pu ne pas s’endetter pour quelques cadeaux futiles. Mais il ne l’a pas fait et il ne réfléchit pas plus que ça aux raisons de cette faiblesse-là.

La première partie de la lettre est donc composée du compte-rendu de la relation de Wilde avec Bosie, d’une étude précise de ce qui s’est mal passé et d’une accusation en règle du jeune homme. Et elle est passionnante. J’ai été étonnée de voir les mots parfois lourds d’accusations que Wilde peut utiliser alors qu’il dit écrire sans amertume. Mais en même temps, cette ambiguïté est fascinante. En tout cas, je n’ai jamais autant apprécié l’écriture de Wilde que dans cette lettre. Elle est ici dépouillée des fioritures habituelles de l’auteur. Les bons mots et aphorismes sont rares et souvent sages. Et qu’est-ce qu’il écrit bien sans ces artifices. Non que je ne les aime pas, au contraire, mais j’ai trouvé, aussi bien dans Le Portrait de Dorian Gray que dans Salomé, qu’il y en avait parfois un peu trop (vous savez, le mieux est l’ennemi du bien, etc.). Ici, le style est épuré, les phrases directes et efficaces, l’écriture juste superbe.

La deuxième partie voit l’auteur se pencher sur son intérêt nouveau et puissant pour la figure romantique du Christ, qu’il admire énormément. Je dois dire que j’ai un peu moins accroché à la quarantaine de pages tournant autour des aspects religieux de la rédemption de Wilde. Mais il y fait toutefois de nombreuses réflexions marquantes qui le mènent à dire que la beauté et la souffrance peuvent être liées et que cette épreuve qu’il traverse lui a au moins permis d’être un homme plus complet, de vraiment se réaliser dans son humanité. Parfois cette révélation ressemble à une consolation mais elle n’en est pas moins puissante.

La dernière partie se concentre de nouveau sur Bosie, lecteur de cette lettre, et permet de revenir de manière plus sereine mais plus piquante aussi à ce que Wilde lui reproche: son indifférence égocentrique. « Vous imaginez-vous jamais dans quelle terrible situation j’aurais été, pendant ces deux dernières années, si je n’avais eu à compter que sur vous comme ami? Y réfléchissez-vous jamais? » (p. 239) Cette supplique est un mélange d’interrogation sur les raisons de l’inattention du jeune amant et d’amertume quant au temps gâché avec lui, avec une reste de vanité caractérisant encore et toujours l’écrivain («  Mais vous n’aviez pas le droit d’exiger de moi que je devienne pour vous le pourvoyeur de ces plaisirs. Cela démontre votre manque d’appréciation de mon génie. » p. 262).

Je donne peut-être l’impression de critiquer l’auteur. Mais je dois dire qu’à travers cette lettre, j’ai réellement appris à l’apprécier. J’ai éprouvé de la sympathie pour lui, à le voir ainsi humain, reconnaissant parfois ses torts mais en adoptant d’autres sans même s’en rendre compte. Cette lettre est touchante. Elle est différente de celle que j’imaginais, mais n’en est que plus belle et surprenante.

Juste un petit bémol à propos de ma version du livre avant de terminer: Oscar Wilde aime faire des citations en grec, et celles-ci ne sont jamais traduites (une bête note en bas de page aurait été suffisante pourtant). C’est dommage, j’ai eu l’impression de perdre de belles remarques…

Au final, De Profundis est une œuvre profondément intime et interpellante qui permet de mieux découvrir cet écrivain qui abandonne ici ses allures mondaines pour nous montrer l’homme derrière le masque. Marquant. Et beau.

 

Publié pour la première fois le 5 mai 2010