RESUME:
Lorsque paraît Crash !, l’accident de la route est devenu une tragédie vulgarisée, une fatalité familière. Crash !sera le roman de ce temps parce que le nouveau règne de la pornographie contient aussi la vérité de son époque ; il fallait une littérature, que l’on pourrait paradoxalement qualifier de « visionnaire du présent », pour en dévoiler la nature.
Le libertinage du narrateur, Ballard, et de son épouse, Catherine, est la conséquence d’une volonté d’épuiser les plaisirs promis par le monde moderne et sa technologie. L’horizon mortifère qu’elle offre devient une nouvelle frontière du sexe.
MON AVIS:
Après L’île de béton et I.G.H., voici la dernière étape de la fameuse Trilogie de béton de Ballard (à laquelle je ne peux m’empêcher de vouloir associer Sauvagerie qui, décidément, a bien des affinités avec les thématiques de ces trois livres). Autant le dire tout de suite, c’est le livre le plus dérangeant et le plus difficile du lot. Je suis encore en train de le décanter, acte qui a quand même été facilité par la vision du film qui en a été tiré (et dont je reparle tout de suite après).
Je risque de me faire fustiger en disant ça, mais le plus intéressant dans Crash!, c’est la préface, écrite par l’auteur himself. En quelques pages, il offre une lecture très éclairante de ce qui deviendra sa trilogie mais aussi de la littérature en général. Il y fait une analyse froide et lucide de la société contemporaine, toujours autant valable qu’en 1974. Je ne peux m’empêcher de vous citer quelques passages, comme celui dans lequel Ballard parle de sa vision de la SF:
« Instruire des charmes incertains de l’existence dans ce glauque paradis devient de plus en plus le rôle de la science-fiction. Je crois fermement que la SF, loin d’être un rejeton mineur de la littérature contemporaine, en constitue la branche maîtresse. […] Aucun genre ne semble plus à même d’explorer cet immense continent du possible que la science-fiction. Nulle autre forme de fiction ne possède le répertoire d’images et d’idées aptes à traiter du présent, et à plus forte raison de l’avenir. Le trait dominant du roman moderne est son sens de l’isolement de l’individu; son mode, celui de l’introspection. L’aliénation des consciences apparaît comme la marque distinctive de l’esprit du XXesiècle. » (pp. 10-11)
Cette déclaration nous oblige en quelque sorte à classer d’office Crash! dans la SF. Mais rien, si ce n’est les intentions de l’auteur, ne rattache le livre à ce genre. Serait-ce là un bon exemple de transfiction?
Ballard cependant justifie le fond de son livre et adopte une position littéraire des plus surprenantes: « Je veux voir avant tout dans ce livre le premier roman pornographique fondé sur la technologie. En un sens, la pornographie est la forme romanesque la plus intéressante politiquement, montrant comment nous nous manipulons et exploitons les uns et les autres de la manière la plus impitoyable. » (p. 14). Cette position n’est pas sans intérêt, et il est vrai que Crash! se fait bien le reflet de ce que l’auteur dit.
Cependant, je trouve un passage de cette (superbe donc) introduction encore plus éclairant pour comprendre l’histoire qui la suivra: « Nos existences sont réglées sur les leitmotivs jumeaux de ce siècle: le sexe et la paranoïa. […] Cet abandon du sentiment et de l’émotion a préparé la voie à nos plus doux, à nos plus réels plaisirs: l’émoi de la souffrance et des mutilations, la vision du sexe comme l’arène idéale – semblable à une culture de pus stérile – où déployer les véroniques de nos perversions, le jeu de nos névroses mené en toute quiétude et surtout nos capacités apparemment illimitées d’abstraction. » (pp. 9-10). Eh bien, nous voilà armés pour entamer la lecture de Crash!.
Venons-en au livre en lui-même donc… Difficile d’en parler. Pourquoi? Parce que je me sens schizophrène sur ce coup-là. Intellectuellement, le livre m’a impressionnée. Sa dénonciation de la déshumanisation de la société à travers la mise en avant de sa sexualisation à l’excès est très interpellante et subtilement menée. On ne peut qu’admirer la manière dont l’auteur arrive à créer une distance avec son récit tout en perturbant le lecteur qui n’arrive plus à faire la différence entre l’auteur et le personnage de Ballard. Le mélange de fiction et de réalité nous oblige à nous demander si les fantasmes décrits sont ceux de l’auteur, s’ils sont plausibles et donc partageables, s’ils sont réels ou pas. Tout cela nous amène a réfléchir en profondeur aux scènes dérangeantes qui nous sont présentées au lieu d’en faire abstraction en passant à autre chose. C’est d’une efficacité redoutable.
Cependant, Crash! reste un roman et non un essai, et en tant que tel, je n’ai pas éprouvé autant de plaisir à le lire que j’ai pu en avoir en découvrant I.G.H. Crash! est constitué avant tout d’un ensemble de descriptions sexuelles presque totalement dénuées d’érotisme, l’auteur jouant sur la froideur de la technologie associée à la sexualité de ses personnages (ou alors c’est juste moi, mais je dois dire que, pour des raisons très personnelles liées à mon précédent travail, je suis allergique à la mécanique des voitures et suis donc incapable de percevoir le caractère érotique de la chose). Mais plus encore, la narration elle-même oscille constamment entre l’effleurement d’un érotisme attendu mais jamais atteint et l’abondance de détails qui mènent facilement à l’écœurement (je dois dire avoir lu certains passages en diagonale, ayant des problèmes à supporter la descriptions de certains liquides, notamment provenant d’un estomac humain…). Ce mélange primordial d’éros et de thanatos est vite assommant. C’est qu’on comprend où l’auteur veut en venir, mais celui-ci ne semble pas se lasser de décrire abondamment les états mécaniquement sexuels de ses personnages. Et si on n’adhère pas au fantasme, difficile de tenir tout au long des 350 pages…
Mais plus encore que le côté pornographique qui perd de son sel si on ne partage pas le fantasme du narrateur, ce qui a diminué mon plaisir à la lecture de ce livre, c’est de ne pas retrouver une vision sociétale globale aussi intéressante que celle d’I.G.H. J’ai certainement tort de comparer les deux livres, mais je ne peux m’empêcher de penser à l’impression qu’a pu me faire IG.H. Ce dernier m’a trotté dans la tête des jours après sa lecture. J’ai ressenti avec ce livre le fameux vertige que la science-fiction peut provoquer en confrontant ses lecteurs à des idées aussi incroyables que pertinentes. Crash! ne m’a pas fait cet effet, alors que je m’attendais à recevoir une claque encore plus forte à la lecture de ce livre, que j’avais gardé « pour la fin » exprès par anticipation de cela.
Le propos du livre est donc intelligent, mais le malaise provoqué par la description des fantasmes chromés empêche de réellement adhérer au récit.
Au final, Crash! est certes marquant et très certainement important. C’est un livre à lire. Mais il ne restera pas mon préféré de la Trilogie de béton, rôle définitivement remporté par I.G.H. Il a cependant le mérite de bousculer les conventions et d’interpeler son lecteur, qui ressortira profondément dérangé et donc marqué de ce livre.