Artères souterraines, Warren Ellis

Artères souterraines Warren Ellis

RESUME:

Un privé à la dérive, Michael McGill, est embauché pour retrouver une version de la Constitution des États-Unis comportant des amendements écrits à l’encre alien invisible. Depuis les années 50, le précieux document est passé de main en main en échange de services louches.
Pour un demi-million de dollars, McGill entre dans ce que l’Amérique a de plus fou, grotesque, déviant et hilarant.
Un livre guidé tambour battant par la logique du pire, l’exploration transgressive d’un pays foutraque et décadent à la recherche de ce qui pourrait modifier le cours de son histoire…

MON AVIS:

Après avoir secoué le monde des comics, Warren Ellis nous offre son premier roman. Est-ce que le scénariste de génie se révèle aussi bon romancier? Oh. Que. Oui.

On retrouve ici tout ce qui fait le « charme » du monsieur: humour trash et déjanté (volontairement à la limite du supportable parfois) qui cache un regard acide mais lucide sur la société. De plus, la liberté qu’offre le roman par rapport au comic permet à Ellis de lâcher sa verve empoisonnée et il nous met dans des situations encore plus tordues… et drôles!

« C’est un document secret rédigé par plusieurs des Pères fondateurs. Il met en lumière leurs véritables intentions pour la société américaine, il contient vingt-trois amendements qui ne peuvent être lus que par le président, le vice-président et le chef de cabinet. C’est un petit volume écrit à la main et soi-disant relié avec la peau d’une entité extra-terrestre qui aurait inspecté le cul de Benjamin Franklin pendant six nuits à Paris, au cours d’un de ses voyages en Europe. Mais Benjamin Franklin n’était pas qu’un auteur nunuche qui se contentait d’écrire des romans sentimentaux sur des aliens lui insérant des objets dans le rectum, tu sais. Le septième soir, il s’est rebellé et il a tué le petit enculé d’un seul coup de poing. » (p. 19) (à noter que si cet extrait vous a rebuté, il vaut mieux éviter de lire le livre, c’est un des plus « légers »…)

Derrière cet humour noir qui flirte allègrement et volontairement avec un mauvais goût très prononcé se retrouvent souvent des réflexions poussées et très justes sur notre société. Ici, Ellis aborde différents sujets tous plus pertinents les uns que les autres. Il parle par exemple de l’évolution qu’a connue ce qui constituait l’univers « underground » (la culture souterraine, cachée, en marge) et celui « mainstream » (la culture reconnue et accessible, celle acceptée et même revendiquée) des dernières décennies.

« Mais réfléchissez: si j’ai pu voir toutes ces choses sur le Net, est-ce qu’elles sont toujours underground?Underground, ça connote quelque chose de caché, de difficile à trouver. Quelque chose qui rampe sous la surface, pas vrai? Mais si on peut les dégoter sur le Net […], on ne peut plus les considérer comme underground. » (p. 176)

Effectivement, ce qu’on considérait il y a encore quelques années comme des attitudes borderlines, à cacher, étranges sont devenues banales et même revendiquées. Comme à son habitude, l’écrivain y va fort pour prouver son propos, mais frappe juste en même temps:

« Ça a fait un choc, la première fois qu’on en a montré, et maintenant, on voit des sodomies dans tous les films[porno]. Le public gobe tout ça et dit, Qu’est-ce qu’on va avoir ensuite? Qu’est-ce qu’on a de nouveau? Toutes ces pratiques qu’on a cachées pendant des années, elles sont devenues mainstream, aujourd’hui. […] Si les gens veulent vraiment s’inquiéter, dites-leur de s’inquiéter de ce qui va suivre. De ce qui vient après nous. » (p. 36)

Ellis aborde aussi la problématique de l’information. En nous parlant d’un système de diffusion de celle-ci aussi ingénieux que logique, il nous donne l’idée d’une arme médiatique des plus puissantes. Je me demande combien de temps il faudra pour réellement la voir naître, et je dois dire que j’ai hâte de voir la chose, car c’est une sacrément bonne idée qu’il nous offre (je ne la développerai pas ici pour vous en laisser la surprise).

Le hasard a aussi voulu que je lise ce roman trash tout juste après l’essai très conventionnel de Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Or, les deux livres abordent certains sujets qui se recoupent. En effet, Bruckner parle dans son essai de la manière dont les relations amoureuses ont évolué grâce à/à cause de la permissivité des dernières décennies et finissent par prôner une solution très conservatrice dans ses termes, même si présentée sous les allures d’une évolution. Ellis aborde la même problématique dans son roman. Il oppose la volonté de retourner à une sexualité « sage » avec tout ce que ça implique (homosexualité réprimée et femme bien docile) et les excès de plus en plus écœurants que cette nouvelle permissivité entraîne (comme la revendication de certaines perversions sexuelles qui devraient plutôt choquer car impliquant des relations avec des êtres – humains ou pas – non consentants). Là où l’un propose une solution un peu extrême à un problème qui se situe à l’autre extrême, l’autre apporte un regard réfléchi et dénué de manichéisme sur ledit problème. En effet, étonnamment, Ellis réussit dans ce roman là où Bruckner a échoué dans son essai: il nous offre une réflexion nuancée sur les relations amoureuses et sexuelles à notre époque.

Mais avant tout, ce que nous apprend Ellis ici, c’est à nous méfier des apparences. Il nous présente souvent des personnages qui, sous des allures de perversions et autres, se révèlent en fait ingénieux, humains, attachants ou intelligents. Qui nous apprennent surtout à voir plus loin que le bout de notre nez et de nos préjugés. On ne se met pas forcément à les aimer pour autant, rassurez-vous, mais on apprend à les comprendre, un peu comme dans les chroniques de Palahniuk dans Le Festival de la Couille.

Voilà qui caractérise en fait l’écriture de l’auteur et qui en constitue sa force: il n’a pas froid aux yeux et mêle habilement humour et conscientisation. Il n’offre pas une dénonciation facile mais creuse son sujet et nous choque pour nous pousser dans les retranchements de notre réflexion. Il nous provoque pour nous faire réaliser que notre mode de penser est peut-être un peu trop cadré par ce qu’on nous a appris à croire. Il réveille les consciences, et ça fait un bien fou. C’est pour ça qu’il serait dommage de s’arrêter à l’aspect trash de l’écriture d’Ellis. Car derrière celui-ci se cache une réflexion bien plus riche et recherchée que dans la plupart des romans – et essais – plus sages et « bien-pensants »…

Un mot aussi sur la forme avant de conclure. Artères souterraines est un premier roman et comporte de ce fait quelques défauts auxquels on pouvait s’attendre, facilement pardonnables cependant. Le plus « visible » étant la structure adoptée par l’auteur: on sent clairement le format « comic » derrière chaque page. Les blagues et les chutes sont très « formatées », faites pour rentrer dans des bulles et des cases. La succession des situations est découpée en « épisodes », à la manière des comics. Cependant, même si ce défaut est très présent, il ne m’a pas du tout gênée, me donnant même d’une certaine manière l’impression de me retrouver à nouveau dans le monde de Transmetropolitan, d’autant plus que les diverses scénettes présentées ici le sont dans le même ton que celui de la série et que le personnage principal semble être une sorte d’ersatz plus jeune de Spider Jerusalem, avec un cynisme un peu moins marqué mais une conscience et un sens de la morale toujours aussi forts et présents.

Au final, la première incursion d’Ellis dans le monde des romans est une véritable réussite et ne peut que nous amener à en souhaiter d’autres. Mais je dois quand même préciser que c’est un bouquin très provocateur qui risque (vraiment) de choquer certaines personnes. Alors autant l’aborder en sachant à quoi s’attendre. En tout cas, je n’avais plus pris autant de plaisir à lire un livre de la première à la dernière page depuis longtemps.

 

Publié pour la première fois le 17 novembre 2010