Abattoir 5, Kurt Vonnegut

Abattoir 5 Kurt Vonnegut

RESUME:

Billy Pèlerin, vieil opticien tranquille, est ami avec les Tralfamadoriens, petits extraterrestres verts, hauts de deux pieds, doués d’une vision particulièrement aiguisée. Avec eux, Billy s’extrait de la réalité, fait des bonds dans le temps, retourne souvent à l’époque où il servait son pays sous les drapeaux, quand les Allemands l’avaient fait prisonnier dans un vieil abattoir de Dresde…

« C’est une histoire vraie. Tout ce qui touche à la guerre n’est pas loin de la réalité. »

 

MON AVIS:

Il s’avère que parler d’Abattoir 5 est un exercice plutôt difficile pour moi (comme quoi tout est possible). C’est un livre qui se vit très intensément et qui amène toutes sortes de réflexions. Le problème étant que pour parler de celles-ci, il faudrait pouvoir aborder le roman dans son entièreté. Dès lors, comment vous décrire suffisamment Abattoir 5 pour vous donner envie de le lire sans vous retirer toutes les surprises qu’il renferme?

 

Abattoir 5, qu’est-ce que c’est? C’est un récit qui revêt des allures de science-fiction pour pouvoir aborder un thème on ne peut plus « réaliste »: un massacre, bien pire que celui d’Hiroshima selon les dires d’un personnage du livre, le bombardement de la ville de Dresde à la fin de la seconde guerre mondiale.

Là, je vois tout de suite votre étonnement: moi, lire un livre sur la guerre! En fait, je dois bien l’avouer, je ne savais pas vraiment de quoi traitait Abattoir 5 en le commençant (non, je n’avais pas lu la quatrième de couverture. Ça m’arrive. Souvent même). Je ne me suis fiée qu’à sa réputation en l’achetant (et j’ai drôlement eu raison). Il faut dire quand même que j’ai eu beaucoup de mal avec certaines scènes se déroulant pendant la guerre. Mais le prétexte narratif trouvé par l’auteur pour parler de ce bombardement est tout simplement admirable. Époustouflant. Parfait. Même s’il risque d’en rebuter certains. En tout cas, il permet de mieux faire passer la pilule. Mais de quoi s’agit-il?

En fait, l’air de rien, l’auteur dit tout dans la page de titre. Celle-ci au complet:

ABATTOIR 5

ou la croisade des enfants

ROMAN 

Farandole d’un bidasse avec la Mort
par

KURT VONNEGUT, Jr.

Germano-Américain de quatrième génération

Qui se la coule douce au Cap Cod,

Fume beaucoup trop

Et qui, éclaireur dans l’infanterie américaine

Mis hors de combat

Et fait prisonnier,

A été, il y a bien longtemps de cela,

Témoin de la destruction de la ville

De Dresde (Allemagne),

« La Florence de l’Elbe »,

Et a survécu pour en relater l’histoire.

Ceci est un roman

Plus ou moins dans le style télégraphique

Et schizophrénique des contes

De la planète Tralfamadore

D’où viennent les soucoupes volantes.

Paix.  

Je dois dire que quand j’ai lu ce titre en entier la première fois, j’ai froncé des sourcils. Et pourtant, une fois le livre fermé, on se rend compte que tout y est…

 

Plus concrètement, nous sommes ici en présence d’une histoire racontée par un narrateur « externe », qui s’avère vite être Vonnegut lui-même (en fait, on pourrait même aller jusqu’à dire que Billy, le personnage principal de l’histoire racontée par Vonnegut, semble être le seul moyen qu’a trouvé l’auteur pour pouvoir parler de sa propre expérience de la guerre, nous assistons donc ici à une sorte de double distanciation de l’auteur par rapport à son histoire). Lors du premier chapitre, il explique en quelque sorte la genèse du roman, entre mise en place du contexte fictif de son histoire et touches que l’on devine vite autobiographiques. Ce chapitre se termine d’une manière surprenante, qui donne en quelque sorte le ton pour le reste du roman: par la première phrase et la dernière phrase de l’histoire, annonçant d’ailleurs ainsi la structure cyclique (ou plutôt en spirale inversée) que revêtira Abattoir 5 et par le récit, et par l’écriture. Mais j’y reviendrai. 

Vonnegut va nous raconter l’histoire de Billy. Billy n’est pas un homme comme les autres. Il voyage dans le temps, mais « à l’intérieur de lui-même » (il est en quelque sorte son propre vaisseau, si vous préférez, et c’est son esprit qui se déplace dans différents moments de sa vie)(un peu comme les souvenirs, oui, tout à fait, l’analogie n’est pas mauvaise, au contraire). Billy va se retrouver à vivre à la suite des instants de sa vie non consécutifs. A un moment, il aura la quarantaine et survivra à un accident, au suivant il aura la trentaine et sera kidnappé par des extra-terrestres. A celui d’après il aura la vingtaine et exercera le métier d’opticien. Mais, toujours, tout tournera autour de son adolescence, en tant que soldat pendant la seconde guerre mondiale. Car au final, toute l’histoire que Vonnegut nous raconte a pour but d’en arriver à pouvoir parler du bombardement de Dresde, bombardement que l’auteur a vécu lui-même. Vonnegut ne fait ici « que » nous démontrer l’inhumanité de cette guerre, le choc qu’elle a pu être pour ces gosses qui ont été envoyés au combat. Parce que l’auteur tient à insister sur ce fait: cette guerre, c’était une guerre menée par des gamins. Comme l’indique le sous-titre, c’était une croisade d’enfants. 

« Vous comprenez, tout ce que nous pouvions faire ici c’était d’imaginer la guerre; et nous la croyions menée par des hommes mûrs, comme nous-mêmes. Nous avions oublié que c’était des gosses qui se battaient. Devant ces visages rasés de frais, j’ai eu un drôle de choix. Mon Dieu, mon Dieu ai-je murmuré tout bas, c’est la Croisade des Enfants. » (p. 113)

Le prétexte science-fictionnesque aidant Vonnegut à mettre des mots sur l’indicible n’est que cela, un prétexte. J’ai d’ailleurs une théorie à ce sujet, que je ne peux développer ici en profondeur pour ne pas vous dévoiler trop de points de l’intrigue, mais qui veut que ce livre n’est pas un livre de science-fiction. Pourtant, vous savez que j’adore ce genre, je n’écarte donc pas volontiers un roman réputé comme tel de celui-ci. Mais pour moi, un certain passage du livre démontre que cette manière qu’a Billy de voyager dans sa propre histoire et que cette conviction qu’il a d’avoir été enlevé par des extra-terrestres à un moment de sa vie, tout ça ne serait en fait qu’une réponse de son inconscient pour supporter de vivre avec le traumatisme de la guerre (ne pensez pas que je dis ça en l’air, j’ai noté les passages du livre qui me poussent à penser cela).

Dès lors, faut-il continuer à considérer Abattoir 5 comme un livre de science-fiction? Oui et non. Non d’un point de vue puriste. Mais oui dans la manière de traiter les choses. Car je ne le dirai jamais assez, la science-fiction est là pour réfléchir sur la société, la vie même, et la manière dont nous la percevons. La science-fiction est le genre qui flirte le plus et le mieux avec la philosophie dans ce qu’elle a de plus primordial. Et c’est bien ce que Vonnegut fait ici. Il remet en cause la société et son fonctionnement, mais aussi son rapport au temps. A travers les extra-terrestres de ce livre, les Tralfamadoriens, Vonnegut aborde une nouvelle manière de considérer le temps et notre rapport à la mort qui est très intéressante, et très science-fictionnesque dans la mise en perspective de notre point de vue « humain »:

« Ce que j’ai appris de plus important à Tralfamadore c’est qu’une personne qui meurt semble seulement mourir. Elle continue à vivre dans le passé et il est totalement ridicule de pleurer à son enterrement. Le passé, le présent, le futur ont toujours existé, se perpétueront à jamais. Les Tralfamadoriens sont capables d’embrasser d’un coup d’œil les différentes époques, de la façon dont nous pouvons englober du regard une chaîne des Rocheuses, par exemple. Ils discernent la permanence des instants et peuvent s’attacher à chacun de ceux qui les intéressent. Ce n’est qu’une illusion terrestre de croire que les minutes se succèdent comme les grains d’un chapelet et qu’une fois disparues elles le sont pour de bons. » (p. 36) Whouah. Vertige.

Seulement, les réflexions les plus importantes de ce livre ne sont pas forcément les plus évidentes. Vonnegut bourre son récit de passages d’une intensité incroyable, d’une perspicacité terrifiante, que ce soit quand il aborde la nature humaine elle-même ou la société dans laquelle il vit. Ainsi cet extrait qui fait mal, et qui reviendra sous une autre forme plus tard dans le livre, quand Billy expérimentera lui-même la douleur de sa mère:

« Mais Billy n’avait pas le moindre soupçon de ce qui la tourmentait. « Comment quoi, maman? » a-t-il soufflé.

Elle avalait à grande peine, laissant couler quelques larmes. Puis rassemblant l’énergie de tout son pauvre corps, des orteils au bout des doigts, elle parvint à réunir assez de force pour murmurer une phrase complète:

« Comment ai-je pu devenir vieille? » » (p. 53) Je ne peux pas vous dire l’impact que ce passage a eu sur moi. Il est d’une force et d’un désespoir presque insoutenables.

Ou celui-ci dans lequel Vonnegut cite un auteur fictif, Howard W. Campbell:

« Dans tout autre pays la tradition populaire cite des exemples d’hommes besogneux mais remplis de sagesse et par là plus estimables que quiconque possède or et grandeur. Les gueux du Nouveau Monde n’ont pas de telles légendes. Ils se rabaissent et glorifient leurs supérieurs dans l’ordre social. Le bouge le plus infâme, dont le propriétaire ne peut joindre les deux bouts, a bien des chances d’afficher sur le mur un écriteau portant cette cruelle inscription: « Si tu es si malin, pourquoi n’es-tu pas bourré aux as? » Il n’y manquera pas non plus le drapeau national, de la taille d’une main d’enfant, enfilé sur un bâton de sucette et flottant au-dessus de la caisse. » (p. 135)

Mais dans tout cela, il ne faut pas oublier l’humour féroce, ironique, voire cynique de l’auteur. Il dénote une lucidité glaçante:

« L’orateur était un commandant de Marines. Il assurait que les Américains n’avaient d’autre issue que de poursuivre la lutte au Vietnam, jusqu’à la victoire complète ou jusqu’à ce que les communistes comprennent qu’ils ne pouvaient imposer leur mode de vie aux pays moins puissants. » (p.68). L’ironie de la chose est effroyable, n’est-ce pas?

Abattoir 5 n’est pas seulement intense dans le fond, il est aussi marquant dans la forme. Comme je l’ai précisé plus haut, l’auteur va adopter une structure cyclique, entre boucle et spirale, pour raconter son histoire. Cela se marque tout d’abord par une sorte de catch phrase qui va venir ponctuer chaque passage où la mort sera évoquée, de près ou de loin: « C’est le vie ». Un insecte est tué. C’est la vie. Un ami meurt. C’est la vie. Une ville est massacrée. C’est la vie. C’est la vie. Ces mots lancinants viennent instaurer un rythme douloureux au récit.C’est la vie. Jamais plus je ne pourrais ressentir cette phrase de la même manière…

« Robert Kennedy dont la maison de vacances est située à quatorze kilomètres de celle où j’habite toute l’année a été atteint d’une balle il y a quarante-huit heures. Il est mort hier soir. C’est la vie.

Martin, Luther King a été abattu le mois dernier. Lui aussi est mort. C’est la vie.

Et chaque jour mon gouvernement me communique le décompte des cadavres que l’art militaire fait fleurir au Vietnam. C’est la vie.

Mon père s’est éteint, ça fait des années maintenant, de mort naturelle. C’est la vie. C’était un brave homme. Et un mordu des armes à feu. Il m’a légué ses pistolets. Qu’ils rouillent en paix. » (p.215)

Derrière cette trace évidente de la structure cyclique du récit se cache toute la construction interne de l’histoire. Ça démarre par l’annonce en fin de premier chapitre:

« J’ai maintenant terminé mon bouquin de guerre. Je m’amuserai plus avec le suivant.

Celui-ci est raté, c’était prévu, puisqu’il est l’œuvre d’une statue de sel. Il débute de cette façon:

Écoutez, écoutez

Billy Pèlerin a décollé du temps

Et s’achève sur:

Cui-cui-cui? » (p. 31)

Et, comme de fait, c’est bien ainsi qu’il débute et qu’il se termine.

Si l’on va plus loin, à l’intérieur même du récit, on peut trouver de nombreuses répétitions, que ce soit dans l’histoire que dans les mots utilisés pour la raconter, à chaque fois avec une petite variante qui fait qu’on comprend cette répétition tout en sentant venir la progression. Cet artifice nous aide à intégrer le concept tralfamadorien du temps, qui veut que le passé, le présent et le futur coexistent éternellement. Mais il nous prépare aussi peu à peu à appréhender cette fameuse expérience, celle au cœur de cet ouvrage, celle qui concernera ce fameux abattoir 5…

 

Au final, vous l’aurez compris, Abattoir 5 est un livre magistral, de ceux qui vous mettent un coup de poing en pleine figure tel qu’il vous faut du temps pour vous relever. De ceux qui vous suivent certainement toute une vie. De ceux qui ne sont pas forcément faciles à aborder, mais qui justifient l’effort de lecture. Je ne partage pas l’avis de l’auteur: ce livre n’est pas raté. Bien au contraire. C’est l’une des plus belles réussites que j’aie eu l’occasion de lire.

 

Publié pour la première fois le 3 juillet 2010

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